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Une équipe responsable
Voici quinze ans que Fabienne Bulle est installée à Montrouge avec son équipe. Une équipe constituée de fidèles piliers comme Pascale Poirier, Hicham Hamze Khaddaj et de quelques dévoués électrons  qui reviennent – toujours avec plaisir –, au gré d’un stage, d’une HMO (habilitation à la maîtrise d’oeuvre), d’un concours à porter.
Une équipe pour l’essentiel de ses membres issue – en toute logique puisque Fabienne Bulle y enseigne depuis 1984, après en avoir elle-même été une élève remarquée (1972-1977) –, de l’École spéciale d’architecture. Une équipe qui connaît donc ses exigences pour les avoir expérimentées sur les bancs de l’école et qui se plaît à l’épauler dans toutes ses approches, quelles qu’elles soient – créatives, techniques, environnementales (et même administratives).

Intégrer l’agence, c’est conforter son apprentissage. Mais c’est aussi s’ouvrir à l’autre, à ses réflexions
Une équipe qui ne rechigne pas à la tâche, prête à la poursuivre tard dans la nuit (et parfois durant les week-ends) pour exprimer par le dessin, une épaisseur de trait ou un éclat de couleur (…), une idée jugée essentielle à la compréhension, par un jury, d’un projet soumis à concurrence. Une équipe responsable qui en tout état de cause éprouve du plaisir à la tâche, qu’il s’agisse d’un concours à mener « au bout », d’un DCE (dossier de consultation des entreprises) ou d’un suivi de chantier où s’exprime enfin la réalité du dessin. En résumé et tout simplement un plaisir d’architecture.
Une équipe qui a conscience du privilège qu’elle détient en côtoyant au quotidien une pédagogue hors pair. Car si Fabienne Bulle enseigne (depuis trente ans !) pour transmettre aux jeunes prétendants au métier d’architecte sa passion pour l’architecture, sa détermination à examiner avec rigueur – et ferveur – chaque composante d’un programme, chaque détail d’une construction, qu’elle soit en béton, en bois ou en métal, c’est sans relâche et avec un appétit égal qu’elle poursuit son rôle pédagogique au sein de son agence. Intégrer l’agence, c’est conforter son apprentissage. Mais c’est aussi s’ouvrir à l’autre, à ses réflexions – de la simple intuition à l’argumentation raisonnée –, c’est oser apporter sa pierre à l’édifice, c’est engager le dialogue. Car dans l’agence, point de hiérarchie affirmée. Si chacun prend sa place, celle qu’il peut occuper au regard de son bagage personnel, en arrivant de l’école ou d’une autre agence, il sait aussi que lui revient le soin de la faire évoluer, que ses motivations comme ses ambitions, à condition qu’elles soient responsables et porteuses de sens, seront respectées et même portées par l’atelier.

Des rencontres singulières
C’est donc à Montrouge, en fond d’îlot, dans un atelier ouvert sur une cour joliment plantée, aux aménagements qui rappellent ceux que déclinait Alvar Aalto pour son agence/maison d’Helsinki, qu’une poignée de jeunes gens partagent les valeurs exprimées dans chacun des projets conçus dans ces lieux, qu’il s’agisse d’une maison individuelle ou d’un équipement public – un groupe scolaire, un équipement sportif, un Ehpad, un hôtel de police, un palais de justice… Des valeurs pour certaines empruntées à Álvaro Siza, à Louis Kahn, à Arne Jacobsen, à Jørn Utzon, à Gaston Bachelard aussi (…), autant d’architectes dont Fabienne Bulle connaît parfaitement les oeuvres – construites ou non –, en maîtrise les tenants et aboutissants, en a examiné chaque détail de construction. Mais des valeurs encore nourries par les rencontres, qui jalonnent son parcours. C’est Gérard Vollenweider et Michel Brante tous deux passionnés par l’architecture nordique (et notamment danoise de Jørn Utzon) qui, en 1974, alors qu’elle n’est qu’en deuxième année d’école, lui ouvrent les voies de l’exigence construite comme de l’éthique morale, et ferment à jamais celles de « l’à-peu-près » comme de la compromission…
Simultanément elle fait la rencontre de Prip-Buus Mogens, collaborateur de Jørn Utzon pour qui il assuma le suivi de chantier de l’opéra de Sydney, et c’est à ses côtés, à l’occasion de stages répétés, qu’elle prend position pour une architecture de contexte qui se dessine (dans le plaisir et le désir d’aboutir), qui évince tout effet grandiloquent et autres gesticulations. Elle y découvre aussi la maison et l’incroyable terrain d’expérimentation que ce programme « familier » peut se révéler être… C’est ensuite Olivier Leblois, Jean-Claude Moreau et Dominique Druenne – celui qui sera son seul et unique patron – qui aiguisent son regard sur la ville, sur les cités à reconstruire, sur une urbanité réceptacle de projets. Sur le rôle social de l’architecte dans la cité. Mais l’école du boulevard Raspail lui fournit encore et surtout son premier comparse, Jean-Michel Brinon, avec qui elle partage ses premiers rendus d’étudiant, son diplôme (1982), la création à Bourges de son atelier d’architectes (1982), ses premiers concours, ses premiers succès, son premier palmarès « Architecture des années 80 » de la région Centre (1988) et sa première affiche – pour l’exposition « Les 40 de moins de 40 ans » organisée à l’Institut français d’architecture (IFA, 1991).

C’est ensemble donc qu’ils apprennent le métier d’architecte. Qu’ils en saisissent les arcanes, en appréhendent les joies comme les douleurs. Qu’ils plaident en faveur d’une architecture construite dans les règles d’un art de la rigueur et de la précision. Qu’ils animent l’antenne de Bourges de l’ESA…
C’est ensemble, et pendant plus de dix années, qu’ils bâtissent leurs compétences. Ensemble… jusqu’au départ de Jean-Michel (en 1995) pour de nouvelles aventures. Un départ que tous deux acceptent sans ressentiment d’aucune sorte et qui, en aucun cas, ne ternit leur sincère amitié.
Un départ qui annonce aussi l’arrivée de nouvelles énergies dont, quelques années plus tard, celles inépuisables de Pascale Poirier qui, depuis qu’elle a dessiné son premier concours pour l’atelier, assume tous les postes avancés pour impulser, conforter, vérifier, accompagner jusqu’à leur aboutissement chacune des idées émises.
Mais c’est aussi d’autres rencontres que Fabienne Bulle se plaît à conter dès lors qu’on la questionne sur son parcours. Des rencontres toujours singulières. Toujours essentielles.
Avec des maîtres d’ouvrage d’exception qu’elle réussit à « emmener » dans ses aventures architecturales. Dans leurs désirs les plus profonds aussi. Dans les plaisirs de valeurs humaines partagées enfin. Avec lesquels elle engage un dialogue jamais interrompu. Des maîtres d’ouvrage qui deviennent, à l’issue des opérations suivies, des amis fidèles. Depuis 1989, elle accompagne ainsi Jean-Louis et Babeth Gressin dans leur projet de vie, pour transformer par étapes un corps de ferme en maison familiale, puis en maison d’hôtes, et pour agrandir, aujourd’hui, avec leur fille, les lieux.
Avec des artisans aussi… Comme Guy Pointard, charpentier, qui croise sa route sur un projet de maison en 1985 et qui, depuis, l’accompagne dans la plupart de ses projets domestiques. Avec ce Meilleur Ouvrier de France, elle découvre les valeurs du matériau, ses textures, ses odeurs, ses lumières. Elle apprend à le « manipuler » et… une nouvelle façon d’écrire l’architecture, pour une esthétique de la domesticité. Avec lui, elle acquiert un savoir-faire qu’elle se plaît à revendiquer sur nombre de ses projets, quelle qu’en soit l’ampleur, et quelle que soit l’entreprise in fine choisie par la maîtrise d’ouvrage. Des trois agences départementales du conseil général d’Ille-et-Vilaine (2009), réalisées par l’entreprise générale locale GTM (avec les compétences du charpentier Cruard), au studio parisien de Dominique Gauzin-Müller (2011), réalisé quant à lui par l’inconditionnel compagnon, le bois s’impose comme l’outil d’excellence de la conception. Qu’il s’agisse d’un outil industriel (pour une architecture minimaliste aux composants répétitifs, standardisés et préfabriqués) ou d’un outil d’orfèvrerie (pour une architecture mobilière proche de la sophistication).
Rencontres encore avec quelques électrons libres du monde de l’architecture.
Avec Patrice Goulet, alors journaliste à la revue Archicréé qui, s’il s’intéresse depuis l’exposition de l’IFA à son travail, ose porter la critique. Une critique objective qui remarque la qualité des projets, mais attire l’attention sur leur trop grande richesse… Trop d’idées associées, trop de détails cumulés… trop de peurs aussi pourraient finalement nuire à leur intégrité, alors qu’ils pourraient se contenter d’aller à l’essentiel, pour une plus grande efficacité de l’intention portée.

Fabienne Bulle entend, se concentre. Le sens prend définitivement le pas sur la démonstration. Son architecture gagne en sérénité. La maison Le Stunff, dont chaque combinaison d’espaces et de volumes, chaque détail de construction et d’agencement revendique une unique détermination – celle de satisfaire les envies de partage et de convivialité de son propriétaire.
Rencontre enfin avec « le Vorarlberg » (et Dominique Gauzin-Müller) (2005) qui conforte non seulement son expertise sur la matière bois, mais encore sa conscience environnementale. Une conscience exacerbée qui ne se contente pas d’une banale approche HQE, privilégiant d’autres valeurs. Des valeurs responsables, pour une architecture « du quotidien », pour une architecture du monde de demain…
Des valeurs particulièrement condensées et exprimées dans son projet primé par la Cité de l’architecture et du patrimoine (2010) et réalisé dans le cadre de l’appel à idées « Pour un habitat éco-responsable ». Un projet de six maisons unifamiliales mitoyennes qui repense l’habitat, en organise une juste gouvernance et imagine, pour chacune des maisons, un véritable cycle de vie « renouvelable ».

La maison Le Stunff, dont chaque combinaison d’espaces et de volumes, chaque détail de construction et d’agencement revendique une unique détermination – celle de satisfaire les envies de partage et de convivialité de son propriétaire. 

Une « déclinaison » sous contrôle
Fabienne Bulle s’est installée dans l’architecture par la maison et ses valeurs domestiques, sociales, expérimentales…
Donner du sens à un projet de vie comme à un détail de construction devenant son leitmotiv. Ce sujet de prédilection ne l’a jamais quittée. Elle s’efforce de le faire perdurer, avec ici, en plein centre parisien, un studio façon « Vorarlberg », ou là, au cœur d’un petit village grec, une terrasse habitée.
Ici, avec Guy Pointard qui se plaît à « manipuler » les bois autrichiens, et là, avec des artisans qui découvrent l’audace de la modernité comme la simple notion de précision…
Sur « l’habiter », ses conforts d’usage, ses apports de lumière naturelle, ses performances thermiques, ses qualités durables… elle est intarissable.
Et c’est riche de ces expériences, des recherches qu’elles ont impulsées, qu’elle conduit l’ensemble de ses projets. Qu’il s’agisse d’un petit groupe scolaire en banlieue parisienne ou d’un palais de justice en Normandie.
De l’habiter à l’usage collectif, de l’échelle domestique à l’échelle « publique », il y a pourtant un pas à franchir. Un pas qu’elle réussit à franchir avec une belle dextérité et d’autant plus facilement que les fondements d’une architecture de convivialité, de lumières, de transparences, de perspectives contrôlées, d’effets parfois (cinétiques, miroirs…), comme d’une écriture de la rigueur et de la tendresse, s’imposent par leur permanence raisonnée.
Mais cette architecture-ci et cette écriture-là, dictées essentiellement par le plaisir d’architecture qui ne cesse d’animer l’atelier, quels que soient le maître d’ouvrage (privé ou public), le contexte géographique (en rase campagne, en périphérie urbaine ou en centre-ville), le programme (une maison, un groupe scolaire, une salle des fêtes, un Ehpad, un hôtel de police… en site vierge ou occupé), les choix de matières – toujours justifiés – (le bois, le béton, l’acier, la pierre ou la brique) trouvent également leur genèse dans une approche du travail minutieusement réglée.
D’abord par une juste compréhension du sujet. Fabienne Bulle ne se contente pas en effet d’une visite de site et d’une lecture de programme. Elle cherche à comprendre les lieux et leurs usages, n’hésite pas à arpenter des salles des pas perdus ou des couloirs de garde à vue… dès lors qu’elle doit appréhender un programme de tribunal ou de commissariat. Elle observe, compare, analyse. Elle questionne aussi beaucoup, les utilisateurs potentiels, les experts opportuns… Son investissement est total.
Ensuite, par des outils de conception parfaitement rodés. Des outils qui fixent les intentions, en révèlent le sens commun. Des outils de transmission, pour que le fil conducteur du projet ne se perde pas dans les arcanes de la conception puis de la construction. Pour que tous – collaborateurs, maître d’ouvrage, entreprises et utilisateurs –puissent l’appréhender, le comprendre, se l’approprier et in fine le porter.
Ces outils, ce sont d’abord ceux qu’elle manie elle-même dans son bureau perché et à l’abri de l’agitation de l’agence. Ce sont les croquis, sensibles et délicats, à la mine et aux crayons de couleur, les maquettes expressives de cartons et papiers de couleur à l’échelle du plan masse mais aussi du détail.
Ce sont ensuite ceux qu’elle « délègue » sans pourtant jamais en perdre le total contrôle. Ce sont les dessins (plans, coupes, façades) de l’agence, animés par l’extrême précision (ce qui y est dessiné au stade du concours est à n’en pas douter l’expression d’une réalité construite) comme la sensibilité de Hicham ou de Pascale (…), piliers de l’atelier à qui l’on doit (entre autres) la délicatesse des rendus de concours de l’agence. Ce sont aussi les perspectives réalistes, rigoureuses dans chacun des détails. Ce sont enfin les mots choisis – les mots d’une sensibilité partagée et nourrie par l’amitié – qui écrivent le discours, l’offrent à la compréhension de tous.
Mais si l’architecture de Fabienne Bulle relève le défi de sa déclinaison – de son changement d’échelle –, elle le doit aussi aux moyens que l’architecte accepte de mettre en œuvre – pour assumer les plans d’exécution comme les suivis de chantier. Le plaisir d’architecture, c’est aussi le plaisir de construire. Rien n’est jamais laissé au hasard, à l’interprétation aléatoire d’une entreprise. Chaque détail est vérifié, validé sur place. Expliqué, défendu aussi auprès du maître d’ouvrage si nécessaire. Pour aboutir, le temps ne compte pas.
Entre une maison individuelle de 100 m2 et un hôtel de police de 14 000 m2, il n’y aurait finalement pour l’atelier qu’une différence de temps à accorder !

Pascale Blin